• Jean-François Botrel : « Poésie I et II » d’Antonio Otero Seco

    Jean-François Botrel                                                                                             

     

    Discours prononcé par le Professeur Jean-François Botrel le 24 janvier 2017 à l’occasion d’une soirée organisée par l’Institut Cervantes de Paris consacrée à la publication de « Poésie I et II » d’Antonio Otero Seco par les Editions Folle Avoine.

     

    Antonio Otero Seco fut un « réfugié espagnol », une froide catégorie administrative qui s’appliquera à ces centaines de milliers d’espagnols contraints de quitter leur patrie pour se réfugier en France. A considérer l’histoire de l’Espagne, il fait partie de ce qu’on appelle l’exil espagnol, dont l’histoire, celle que réclamera Pierre Vilar, est en grande partie à faire et à écrire […].

    J’ai toujours dit ma dette personnelle envers Antonio Otero Seco. J’aimerais seulement évoquer […] ma propre perception d’un homme connu de tous par ce qu’en dit l’inscription de la plaque apposée sur un mur de la Bibliothèque de mon Université : « Antonio Otero Seco, 1905-1970, español, liberal, républicano, nacido en 1905, fue poeta, periodista y crítico literario, exiliado en 1947, enseñó el español desde 1952 en esta universidad y murió en 1970 de nostalgia y lejanía ».

    Nous, les jeunes apprentis hispanistes qui, dans les années 60, à la Faculté des Lettres de Rennes, avons assisté à ses cours et bénéficié de son savoir, nous savions que Don Antonio –ainsi l’appelions-nous avec le respect dû à un aîné de presque quarante ans- était un réfugié espagnol comme il aimait à le dire, et, disait-on aussi, avait été un journaliste républicain, qu’il avait interviewé García Lorca et qu’il continuait à écrire pour la presse.

    Il parlait peu lui-même de sa propre histoire. Etions-nous conscients de notre chance d’entendre ses explications de la civilisation espagnole, ou du théâtre de Valle-Inclán et d’Alberti, et de capter toute la force de son expression et de ce contexte historique raconté par un homme qui –nous l’apprendrions plus tard- avait été un témoin et un acteur de la République espagnole ? Même si son dernier entretien avec García Lorca commençait à être connu grâce à Robert Marrast.

    Ce n’est qu’après sa mort en 1970 que l’on a su qui était Antonio Otero Seco. A partir des hommages successifs que la communauté universitaire voulut lui rendre, en particulier grâce au pertinent et précis travail de mémoire de ses fils, avant que les historiens de la littérature, de la Guerre civile et de l’exil espagnol, ne commencent à étudier sa vie et son œuvre, la figure encore imprécise de l’homme, du père et de l’intellectuel, se dessina de mieux en mieux jusqu’à devenir importante et notoire.

    Tout cela a commencé avec l’ « Hommage à Antonio Otero Seco », en 1972, où l’on a pu lire les mots simples de Camilo José Cela disant qu’il était « le modèle d’intellectuel absolu, d’intellectuel qui ne vivait qu’au service d’une intelligence toujours appuyée par l’arme de l’intelligence » […].

    Avec la réunion, en 1973, de plus de 150 de ses collaborations à des publications périodiques, politiques, générales, littéraires et universitaires de New York, Porto Rico, Santiago du Chili, Bogota, Guayaquil, Mexico, Buenos Aires, Caracas, Barcelone, Madrid et Paris, on a pu commencer à reconstruire son pertinent travail de commentateur de l’actualité française et espagnole mais aussi son rôle d’intermédiaire culturel entre l’Espagne, l’Amérique hispanophone et la France, grâce à des articles consacrés à la littérature espagnole contemporaine, à l’intérieur et hors de l’Espagne, et aux grands écrivains classiques de la littérature hispanique. Au fil du temps, ces deux initiatives –l’Hommage et l’Anthologie- sont devenues comme la discrète tentative de ce que l’on peut appeler la récupération de la mémoire historique.

    Enfin, venue d’Espagne, nous parvint en 2008, établie par Francisco Espinosa et Miguel Angel Lama, l’édition d’une anthologie de son œuvre journalistique et littéraire dans laquelle émergent d’autres facettes de son travail de journaliste : la célébration des grandes figures de la littérature espagnole, Antonio Machado, Unamuno, Miguel Hernández, Federico García Lorca, dont il se rappelle « le sourire lumineux qui faisait briller comme un éclair de neige ses dents magnifiques contrastant avec l’intense peau brune de son visage ». Sans parler de l’émouvant hommage à d’autres victimes de la répression ou de la guerre : Antonio José, Martin Manzano, maire de Mostoles, Pedro Luis, laboureur de Badajoz, les « hommes qui voient la guerre au quotidien » ou les « Héros populaires » (Pedro Salas, Miguel et Rafael Saez, Consuelo Rodriguez et Carmen Jiménez, Luis Godoy, pasteur de la Serena) et tant d’hommes et de femmes sans autre gloire que celle que leur confère à jamais la plume du journaliste, quand s’imprime leur nom sur la feuille du journal.

    Un journaliste qui se consacre également à la littérature de combat avec « Gavroche en el parapeto- Trincheras de España- » en 1937, de fait le premier « roman de guerre » publié dans l’Espagne républicaine. Qui se consacre aussi à l’autofiction dans un texte resté inédit jusqu’en 2008, « Vida entre paréntesis », récit de sa vie entre mars 1939 et octobre 1941, racontant les vicissitudes, angoisses et souffrances d’un homme et de sa famille durant une période tourmentée pour tous les réprouvés de la dictature franquiste jusqu’en 1947, année où Antonio dut quitter l’Espagne, devenant ainsi pour les autorités franquistes un « fugitif » et pour les autorités françaises un réfugié.

    Avec ses difficiles années parisiennes s’ouvre malgré tout une « parenthèse souriante » jusqu’à son arrivée à Rennes, « ville de brume, de calme et d’ennui ». Là-bas, à Paris, sont restés ses amis, là-bas en Espagne –« quelle tristesse de dire « là-bas ! »- il y a sa famille qui ne pourra le rejoindre à Rennes qu’en 1956. Année après année, le docte professeur-journaliste va « tenter de montrer à ses élèves la vraie physionomie de l’Espagne et de ses hommes » […].

    En novembre 2010, à l’occasion d’une rencontre scientifique à l’Université de Rennes 2 sur « Les Failles de la mémoire », on évoqua à nouveau le souvenir d’Antonio Otero Seco dont la figure de plus en plus claire se précisa encore avec l’étude des années de formation du futur écrivain et journaliste […] et de sa production poétique comme le « Viaje al Sur » (1930-1933) et ses joyeuses, lumineuses et sensuelles évocations de Jaén, Marchena, San Fernando, Séville, Malaga ou de Mogador (« Pour les brochettes et l’amour/Mogador… »).

    Il y a peu ont été publiés, à « La Part Commune », en version bilingue (grâce à Albert Bensoussan et Michèle Lefort), ses « Escritos sobre García Lorca », en 2013, et sur Dalí, en 2016, qui soulignent à nouveau l’intense et exigeante activité d’intermédiaire culturel d’Antonio Otero Seco […].

    La lecture de sa correspondance, si elle nous laisse percevoir un peu de sa vie, « si dure, si pleine de cendres et d’amertume au quotidien », un peu de la souffrance née de l’exil […], résonne comme une tragique certitude, comme il l’écrivait en 1958 à son ami Hermenegildo Casas : «Nous irons voir le sol -la terre-, le soleil et le ciel d’Espagne. Nous retournerons servir l’Espagne et nous jouerons notre rôle dans la reconstruction de l’Espagne. Tes enfants et les miens continueront le travail » […]. Pour moi, ces mots sonnent comme les paroles de la « Canción de Bourg Madame » où les Républicains jurent aux camarades tombés au combat de « retourner à [la] patrie pour venger l’affront fait à l’humanité ». Et comme nous le savons, « la terre qui l’a vu naître ne put même pas accueillir ses cendres ».

    La dernière publication par les éditions « Folle Avoine » de ses poésies complètes, publiées avec soin en version bilingue [dans la traduction d’Albert Bensoussan] est un apport important à la douloureuse histoire d’Antonio Otero Seco, l’exilé.

    Avec la lecture des poèmes écrits « pour lui-même » après 1950, on peut mieux percevoir ce qu’ont représenté les années d’exil intérieur entre 1939 et 1947 et les 23 années d’exil en France avec l’espoir d’un retour et le désespoir de ne pouvoir le réaliser, cette manière de vivre en Espagne en en étant physiquement éloigné, et de ressentir cette absence. Et comme en écho à cette confession : « Jamais nous ne pourrons nous accoutumer à d’autres horizons, même s’ils sont très proches des nôtres –et c’est ton cas- et même s’ils sont très accueillants –et c’est mon cas- ».

    Reste le souvenir des sensations produites par la lumière et le soleil sur la peau ou les yeux qui trouvent dans ses vers une traduction impressionniste : « Le soleil jouant sur la chaux/ dérobe l’ombre à la ruelle »; « Ceuta est un foulard blanc au bord de la mer »; ou les sensations sonores et olfactives : le silence de la place de Doña Elvira ou les « parfums d’alcôve » des orangers ; ou cette vision presque cubiste de Marchena où le poing sombre de la montagne joue aux dés, rappelant le « Paysage breton » d’Oliverio Girondo. Ces souvenirs contrastent avec ce que put ressentir le poète du « Viaje al sur » quand il se retrouve dans une Stockholm « aseptique, oxygénée » : « Comme Stockholm me fait mal, si chimiquement pure, comme Stockholm me fait mal, DDT de la beauté entre des cotons d’aube, sans froid ni température ».

    Reste aussi la douleur de l’amour absent : « Nous nous sommes donné rendez-vous là, sans nous voir, sans nous parler ni nous voir, sans être au rendez-vous »; l’amour d’une épouse ou de ses enfants-absents. Le souvenir de la mort, celle de sa sœur Jacinta, ou, pareillement, celles d’Antonio Machado ou de Miguel Hernández [...].

    Dans le grand livre de l’Histoire, il faudra s’efforcer de ne pas oublier ce qui constitua le discret et mélancolique travail de formation et de diffusion du professeur, du journaliste intermédiaire culturel, du poète et de son secret ou public témoignage sur les valeurs démocratiques et humaines, violées par le franquisme ; un exemple de dignité dans l’adversité.

    Au-delà de l’affection et de l’admiration, son exemple nous engage et nous oblige, pour lui et pour tous ceux qui ont été passés sous silence ou définitivement oubliés, à poursuivre cette exigence d’une histoire chargée du souvenir de douloureuses expériences et à lutter obstinément contre l’insidieuse et dangereuse perte de cette mémoire.

     

    A noter : ce discours a été prononcé en espagnol par le Professeur Botrel et nous en avons ici traduit et reproduit de très larges extraits.

     


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