• Yves Prié point par point

      

    • Le nom

    Je n’ai voulu donner au départ aucune raison précise ou intention au choix de ce nom; la sonorité des mots m’a attiré. A la réflexion, il y a bien sûr une référence au monde de mon enfance, la campagne. J’ai entendu parler de la folle avoine, je l’ai vue ; elle n’était pas spécialement désirée sur les talus ou au milieu des champs de céréales.

    Indirectement, elle peut être aussi une image d’une maison d’édition comme la mienne, en marge des grandes productions, avec un côté un peu rebelle et tenace...

     

    • Les sigles

    Les logos ont été dessinés par Han Psi, un ami ancien typographe et artiste avec qui j’ai appris les bases du métier. Un premier logo a été dessiné, il a la forme d’une gerbe avec les lettres f a formant les épis. Je l’ai utilisé jusqu’en 1996. J’ai souhaité en changer pour casser l’image bucolique que l’on attribuait à mes publications; rien n’est pire que l’enfermement dans un genre ou une image qui réduit le sens de ce que vous publiez.

    Le second logo est une image plus ouverte et me correspond mieux aujourd’hui.

     

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    • La création de l’édition

    J’ai toujours eu un intérêt pour le livre en tant qu’objet. Enfant, j’aimais les sentir, les toucher, les accumuler. La découverte d’éditeurs de poésie tels que GLM ou Rougerie a renforcé chez moi cet intérêt. Ces éditeurs marquaient leur indépendance par rapport aux systèmes dominant le marché du livre. Il y avait chez eux une expérience de vie qui m’attirait et qui était cohérente avec la poésie qu’ils publiaient. Ayant eu la chance d’être publié par Rougerie, j’ai pu voir de plus comment fonctionnait son édition. Le désir de créer une maison d’édition s’est donc imposé progressivement ; les circonstances de la vie m’ont permis de faire le pas en 1980. C’était aussi une époque où beaucoup d’expériences de cet ordre ont été tentées et pas seulement dans le domaine de l’édition. L’air du temps était favorable. Les choses me paraissent plus difficiles aujourd’hui, il y avait à l’époque un regard positif sur les petites maisons

    6d’édition ; ce qui me semble moins le cas aujourd’hui. Un grand responsable de l’édition est allé jusqu’à dire que les livres des petites maisons encombraient trop les rayons de librairie ! René Rougerie m’a beaucoup conseillé, il était très à l’écoute des expériences naissantes. Il disait qu’il était nécessaire, pour que l’édition de poésie soit vivante, qu’il y ait de nombreuses petites maisons d’édition décentralisées. Il y a eu beaucoup de créations dans ces années-là; les aides nationales ou locales ont aidé ce mouvement. Malheureusement beaucoup de ces maisons ont disparu. L’adéquation du rêve et de la réalité n’a pas toujours été facile.

     

    • Imprimer les livres

    Faisant référence à GLM ou Rougerie, il était évident pour moi que l’idée de l’édition était liée à la fabrication des livres. Cela correspondait au besoin de retrouver une activité manuelle, mais aussi de pouvoir donner aux livres la forme que je souhaitais. Et la typographie au plomb avait encore à l’époque une existence dans la fabrication du livre. Les volumes de la collection de La Pléiade étaient encore imprimés au plomb chez Darantière à Dijon, les PUF avaient leur imprimerie à Vendôme et l’usage du plomb était important, Oberthur, à Rennes, avait toujours du matériel typographique.

     

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    Derrière tout cela, il ne faut pas voir le retour au vieux métier, une nostalgie ou un attrait plus ou moins folklorique, mais plutôt le désir de la pratique de la lenteur. La composition d’un texte à la main permet d’en saisir le rythme, les particularités. Par cette pratique, j’ai pu comprendre comment faire un livre et ce qui est en jeu dans cette fabrication : c’est avant tout apprendre à créer un espace où le texte se donne à lire de la meilleure façon qui soit. Il faut apprendre à créer la page, à lui donner un espace habitable pour l’œil. Tout tient à ce rapport entre les blancs de la marge et le texte qui vient se poser au milieu. A ce sujet, il me revient en mémoire que lors de mes rencontres avec GLM, je voulais acheter un de ses livres, L’Homme des départs immobiles, et je sentais chez lui une certaine réticence à le vendre. Je lui ai fait part de ce qui m’intéressait dans ce livre, à savoir la mise en page, le jeu typographique, l’aspect d’image qu’il avait donné au texte. Il m’avait alors demandé de le suivre à l’atelier où il me montra une épreuve d’un texte composé sans artifice, un pavé justifié avec des marges généreuses. «Voilà, me dit-il, ce qu’est une mise en page. Un pavé avec des blancs autour ; le jeu avec les lettres, on fait cela quand on est jeune, mais vous verrez, vous en reviendrez.»

    La typographie au plomb offre cet avantage de permettre par un processus lent de bien comprendre ce qui est en jeu dans la mise en page et la fabrication d’un livre.

     

    • Les papiers, l’encre

    Travailler au plomb, c’est aussi pouvoir utiliser des papiers différents, particuliers, jouer avec les formats avec plus de liberté. C’est un des intérêts du travail artisanal : pouvoir choisir les matières, les supports en fonction de l’objet final que l’on veut réaliser. Je pense que c’est là une des raisons d’être des petites maisons d’édition : pouvoir, en utilisant des moyens appropriés, proposer des livres différents dans leur contenu, mais aussi dans leur forme. Je suis en train de lire un livre d’Eric Gill, typographe et créateur de caractères au début du vingtième siècle, il pose les questions dans les mêmes termes : comment, à côté d’une production industrielle qui a son rythme, ses contraintes, un autre type de production peut-il exister ? Rien de neuf sous le soleil !

    Au sujet du papier et de l’encre, il y a une expression dans l’imprimerie qui, je trouve, résume bien cette question du choix des matières : l’encre et le papier doivent être amoureux l’un de l’autre. Le travail de l’artisan est de trouver la juste adéquation entre les différents matériaux utilisés pour arriver à ce que l’objet final soit au mieux de ce qu’il peut être.

     

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    • Les artistes et le livre

    C’est aussi le travail avec les artistes qui m’a amené à vouloir imprimer moi-même ; et particulièrement mon goût pour la gravure sur bois. Il y a une longue tradition d’échanges entre les poètes et les artistes, fondée sur l’amitié, la connivence. Aujourd’hui, on considère que le livre d’artiste est autre chose, l’artiste s’approprie l’objet-livre et le réalise seul; il devient œuvre à part entière. Je parlerai donc de livres avec les artistes. Yves Peyré parle de livre dialogué; j’aime cette expression, car dans les livres que j’ai réalisés avec les artistes, il s’agit de cela : proposer un dialogue entre un artiste et un auteur. Le livre devient un espace particulier où deux personnes – et même trois avec l’éditeur – choisissent de créer un objet unique qui est le témoignage de leur complicité. «L’idéal de cet accord se situerait donc vers la limite où nous pourrions nous croire en présence d’une inspiration réciproque... Du moins voudrions-nous deux créateurs dont chacun n’aurait rencontré l’autre qu’au carrefour de sa propre route... Une telle adhésion suppose une puissante nourriture de l’amitié dans les hommes eux-mêmes, pris comme individus...» Ces mots de Georges Blin à propos des livres réalisés par René Char et Georges Braque sont dans la ligne de ce que j’ai souhaité faire dans ces livres. Même si parfois, je pense à Corbière et Dostoievski, l’auteur était absent. Il y a des complicités souterraines qu’il faut révéler. François Dilasser, pour les poèmes de Corbière, a fait ses dessins à l’île de Batz sans savoir que c’était l’île-refuge de celui-ci.

     

    • L’historique du catalogue

    Au début, j’ai pensé éditer uniquement de la poésie avec l’objectif de m’intéresser à des auteurs n’ayant pas encore ou peu publié. Heather Dohollau, Jean-Paul Hameury, Michel Besnier, Pascal Commère ou Louis Le Bihan et quelques autres ont marqué ces débuts. J’ai aussi souhaité dans cette collection de poésie, que je nomme Folle Avoine dans le catalogue, suivre le plus possible le parcours des auteurs. Je crois que cet accompagnement de l’auteur par l’éditeur est important, autant que l’un et l’autre le souhaitent. La liberté réciproque est aussi importante. C’est ainsi que Heather Dohollau a publié la totalité de son œuvre à Folle Avoine et Jean-Paul Hameury la quasi-totalité.

    Assez rapidement m’est apparue la nécessité d’ouvrir le catalogue à d’autres domaines, d’une part pour des raisons commerciales et d’autre part parce que la littérature en général m’intéresse et je voulais qu’un catalogue de poésie participe d’un catalogue plus large. La chance a voulu que, par l’intermédiaire d’un ami commun, travaillant pour l’édition de Jarry en Pléiade, je rencontre Henri Bordillon et Jean-Pierre Le Bouler qui m’ont donné l’un l’édition d’Ubu intime et l’autre celle des Lettres de Bataille à Caillois. Le projet dans cette collection Signatures a été de publier des textes inédits ou oubliés d’auteurs se situant plutôt à la marge des grands courants littéraires. Je suis plus attiré par les individualités que par les groupes. L’image et le souvenir de Georges Palante , par l’intermédiaire de Louis Guilloux, s’est imposée assez rapidement grâce à la collaboration de Yannick Pelletier d’abord et ensuite de Michel Onfray. Cette réédition de l’œuvre de Palante a été une belle aventure. Qui se souvenait de lui ? Tout juste l’assimilait-on au personnage de Cripure dans Le Sang noir de Guilloux. Partant de l’idée de révéler qui il était dans un ensemble d’extraits choisis par Yannick Pelletier, j’ai découvert une pensée qui était toujours d’actualité et qui, sans que ceux-ci l’avouent toujours, a nourri de nombreux auteurs.

    Enfin, la collection de littérature étrangère, Territoires, s’est développée au hasard des rencontres et de découvertes inattendues. Je l’ai constituée comme je voyage, sans plan préétabli, seulement sous l’impulsion de mes attirances. J’aime cet imprévu qui fait voyager mentalement d’un bout à l’autre du monde ; avec cette seule volonté peut-être de faire découvrir ce qu’Etiemble, à qui je tiens à rendre hommage, appelle les invariants humains dans son ouvrage Ouverture/s/ sur un comparatisme planétaire.

    La collection s’est ouverte avec la publication de l’almanach poétique japonais; c’est un travail exceptionnel d’Alain Kervern; ce document qui recense les mots de saison pour l’écriture des haïkus n’avait jamais été traduit en français. Il permet, au-delà de l’écriture des haïkus, de comprendre la civilisation japonaise et remet en perspective la signification de cette écriture. Cette traduction a demandé quinze ans de travail à Alain Kervern. Une autre traduction a réservé quelques surprises; la découverte d’un extrait de la Gesta danorum par Jean-Pierre Troadec et Nicolas Fedorenko dans un livre de Georges Dumézil a donné lieu à une première publication, Hadingus, ce n’est qu’après que nous avons découvert, grâce à Claude Mettra, que cette geste contenait le premier récit écrit d’Hamlet - la dernière mention en France datait du 19ème ! - et de l’histoire de Guillaume Tell sous le nom de Toko, ce qui a donné lieu à la publication de ces extraits. Cette collection a été l’occasion de belles rencontres, notamment celle d’Alvaro Mutis. Tout ceci grâce à l’intelligence des traducteurs qui ont su me proposer des textes rares et des démarches originales qui ont permis de sortir des sentiers battus.

     

    • Le numérique et le livre

    Combien de faux débats à ce sujet ! Parle-t-on de la composition et de l’impression numérique, du livre numérique, de la numérisation des fonds ? Pour moi, c’est avant tout une technique qui ouvre des possibilités nouvelles et qu’il faut maîtriser et ne pas se laisser maîtriser par elle. Le numérique n’est que la troisième révolution du livre. Il y a eu l’époque de Gutenberg avec l’invention des caractères mobiles, on oublie que les copistes allaient dévaster les ateliers de composition au prétexte qu’ils mettaient en danger leur travail, et les copistes ont existé jusqu’à l’aube du 18ème ! Ensuite il y eut la révolution industrielle au 19ème et son impact sur la fabrication des livres et leur diffusion. Lamartine, dans son texte sur Gutenberg, pose des questions à propos du livre qui sont encore pertinentes aujourd’hui.

    Pour l’impression, le numérique offre des possibilités de tirage à un nombre limité d’exemplaires, ce qui peut faciliter le travail des éditeurs. Les choix de caractères sont intéressants et la rapidité d’exécution un attrait, pour autant que l’on sache concevoir un livre dans sa matérialité : les marges, le gris typographique, un choix judicieux de police de caractères.

    En ce qui concerne le livre électronique, c’est un outil de plus et il est encore trop tôt pour juger de son impact sur le livre papier, mais je crois qu’il ne le remplacera pas ; certains vont même jusqu’à prédire qu’il favorisera le développement du livre papier... Robert Darnton, spécialiste de l’histoire du livre et conservateur de la bibliothèque de l’université de Harvard, dans son Apologie du livre les voit dans un rapport complémentaire. C’est l’hypothèse qui me semble la plus plausible.

     

    • La diffusion

    Par contre s’il y a aujourd’hui un danger pour le livre, il me semble qu’il est plus du côté de sa diffusion et de sa distribution. La «bibliodiversité», pour reprendre l’expression d’André Schiffrin est menacée par la normalisation des modes de distribution. Les librairies indépendantes sont de plus en plus fragiles, les règles de distribution de plus en plus contraignantes et pas du tout adaptées au mode de travail des petites maisons d’édition. Tout ceci fait que nos livres sont de moins en moins visibles. Si l’on veut sauvegarder cette variété éditoriale, qui est aussi une diversité de création et de pensée, ne l’oublions pas, il va être nécessaire de réinventer des pratiques de diffusion à la mesure de nos maisons d’édition et sauver la librairie.

     

    • La lecture publique

    Les bibliothèques ont leur place dans ce débat sur la diffusion ; leur rôle est important. Au-delà de la conservation, elles ont un rôle de médiateur pour faire connaître ces livres dont on ne parle pas ou peu ailleurs. C’est un combat dont tous les acteurs du livre doivent être conscients, sinon nous courons le risque de voir toute une part de la pensée et de la littérature renvoyée au rang des samizdats sous l’ère soviétique. André Schiffrin ne dit pas autre chose, la censure du commerce est redoutable.

    C’est un enjeu éminemment politique ; il faut des lieux de culture qui soient en même temps des lieux de résistance à la normalisation qui nous guette, des lieux qui défendent cette diversité de pensée et d’expression qui est plus que jamais nécessaire.

     

    • Les choix éditoriaux

    On peut se demander devant la diversité des titres du catalogue ce qui fait aussi son unité. Par commodité j’ai créé des collections, mais cela reste un peu artificiel. Le catalogue est à l’image de celui qui le crée au travers du temps ; il est le reflet de mes goûts, de mes plaisirs de lecteur. Je n’ai jamais cherché à définir a priori un ligne, je l’ai laissée se révéler au fur et à mesure des parutions.

    Mais, au-delà, il révèle une conception de l’écriture, de la littérature, non pas dans son aspect formel, mais par l’engagement qu’ils demandent. J’ai mis en introduction du site web un texte qui résume ce qui sous-tend mes choix : «J’ai toujours aimé et choisi des textes qui parlent d’une réalité sensible, qui naissent d’une expérience concrète. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la forme pour elle-même, mais plutôt la relation entre l’expérience d’un individu et l’expression qu’il va en donner, cette conjonction secrète entre la personne et la forme qu’elle élabore. C’est ce que j’appelle l’authenticité.»

    J’espère que les livres que j’ai choisi d’éditer correspondent à cette déclaration d’intention. La littérature et plus particulièrement la poésie ne peuvent être pour moi un jeu gratuit, elles sont un engagement, une prise de risque. Je renvoie à ces vers de Maïakovski : «Et ça ose se nommer poète /et ça coucaille comme une caille grise /alors que de nos jours / il faut, avec un casse-tête / tailler dans le crâne du monde». Et comment ne pas penser aussi à cette phrase de Kafka : «Le livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée».

     

    Yves Prié point par point

    Bois gravé de Bernadette Genoud-Prachet illustrant le livre de Jean Dubacq

    Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit. Ed. Folle Avoine, 1992

     

     

    in Catalogue de l'exposition : Folle Avoine, 30 ans d'édition,

    qui s'est tenue à la bibliothèque  de l'université Rennes 2 du 26 mai au 12 novembre 2011

     

     


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