• Un éditeur en Bretagne, Yves Prié et les éditions « Folle Avoine »

     

     

    « J'ai toujours aimé et choisi des textes qui parlent d'une réalité sensible, qui naissent d'une expérience concrète. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas la forme pour elle-même, mais plutôt la relation entre l'expérience d'un individu et l'expression qu'il va en donner, cette conjonc­tion secrète entre la personne et la forme qu'elle élabore. C'est ce que j'appelle l'authenticité. J'espère que les livres que j'ai choisi d'éditer correspondent à cette déclaration d'intention. La littérature et plus particulièrement la poésie ne peuvent être pour moi un jeu gratuit, elles sont un engagement, une prise de risque. Je renvoie à ces vers de Maïakovski : « Et ça ose se nommer poète /et ça coucaille comme une caille grise /alors que de nos jours / il faut, avec un casse-tête / tailler dans le crâne du monde ». Et comment ne pas penser aussi à cette phrase de Kafka : « Le livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée. »

    Ainsi s'exprime Yves Prié, grand lecteur de poésie, poète lui-même. En décembre 1980, Yves Prié créait les éditions Folle Avoine, avec des moyens modestes mais une ambition forte, des aides matérielles et une solidarité éditoriale précieuse à cette époque.

     

    Les initiateurs

    La solidarité et les encourage­ments « confraternels », Yves Prié les trouvera avec deux éditeurs « historiques » de poésie René Rougerie, qui a créé sa maison d'édition il y a plus de soixante ans et dont l’œuvre est poursui­vie par son fils Olivier depuis les années 80, mais aussi Guy Lévis-Mano. Ils furent, pour notre éditeur naissant, des exemples et des « déclencheurs » majeurs et déter­minants. Rougerie, éditeur lui-même des textes d'Yves Prié, fut d'une aide morale et intellectuelle de pre­mier ordre. Sous cette influence, Prié édita ses premiers textes de poésie, dans une présentation, une typographie, un graphisme qui n'étaient pas sans rappeler à l'évidence l'empreinte de cet édi­teur capital. Yves Prié, le poète, dans sa volonté très ancrée de fabriquer le livre, est aussi metteur en page et imprimeur, à l'image exacte d'un Guy Lévis-Mano, qu'il ren­contra dans les années 70 et dont il réédite peu à peu l’œuvre poétique. Connu pour ses éditions sous le sigle « GLM », il fut peu avant la deuxième guerre mondiale l’éditeur, entre autres, des surréalistes. On trouve dans son catalogue les noms de René Char, Paul Éluard, Pierre-Jean Jouve et celui d’artistes comme Picasso, Man Ray ou Miro. Son œuvre poétique, souvent méconnue, fut remarquée par Pierre Seghers ou Albert Béguin.

    Sans oublier l’apport essentiel d’un artiste, le breton (et secret) Michel Colin, connu sous le nom de Han Psi, ancien typographe dans l’entreprise Oberthur, décédé en 2015, qui lui enseigna les pre­miers rudiments de la typographie et avec qui il réalisa ses premiers travaux, puis une série de poèmes-affiches, un recueil de poésie intitulé Granits, enfin une expo­sition, Cercle premier. Yves Prié se fit plus tard éditeur de nombre de ses dessins et calligraphies et lui confia la création du premier logo de la maison d’édition.« Les logos ont été dessinés par Han Psi, un ami ancien typographe et artiste avec qui j’ai appris les bases du métier. Un pre­mier logo a été dessiné, il a la forme d’une gerbe avec les lettres f a formant les épis. Je l’ai utilisé jusqu’en 1996. »

     

    La poésie

    Plusieurs collections verront le jour, qui étofferont son catalogue dès 1980. Celle qui demeure la collection « origi­nelle » est tout simplement dénommée « Folle Avoine », où se retrouvent Heather Dohollau et Jean-Paul Hameury, dont Yves Prié a publié l’intégralité des textes soit une quinzaine de titres. Il est aussi l’éditeur quasi exclusif de Michel Dugué, Alain Kervern, Jean-Noël Trébaul, Denis Rigal, Serge Wellens, entre autres. La liste exhaustive de tous ces auteurs serait bien longue à énumérer.

    « Au début, j’ai pensé éditer uniquement de la poésie avec l’objectif de m’intéres­ser à des auteurs n’ayant pas encore ou peu publié. Heather Dohollau, Jean- Paul Hameury, Michel Besnier, Pascal Commère ou Louis Le Bihan et quelques autres ont marqué ces débuts. J'ai aussi souhaité dans cette collection de poé­sie, que je nomme Folle Avoine dans le catalogue, suivre le plus possible k par­cours des auteurs. Je crois que cet accom­pagnement de l'auteur par l'éditeur est important, autant que l'un et l'autre le souhaitent. La liberté réciproque est aussi importante. C'est ainsi que Heather Dohollau a publié la totalité de son oeuvre à Folle Avoine et Jean-Paul Hameury la quasi-totalité. »

     

    Les livres avec les artistes

    Yves Prié, s'il est éditeur de poésie, est aussi créateur de livres bibliophiliques. C'est dans un échange riche et perma­nent avec des artistes qui lui sont chers, qu'il s'est mis à composer des livres, de ceux qu'on appelle communément des livres d'artistes, et que notre éditeur pré­fère considérer comme des « livres avec les artistes». Ces livres sont, en effet, le fruit d'un dialogue entre le peintre, ou le dessinateur et l'éditeur. Le travail édito­rial est en effet pour Yves Prié une oeuvre de connivence, de complicité. Ainsi Yves Prié «dialogue» avec Dilasser, Fedorenko (dont la collaboration regroupe une quin­zaine de titres au catalogue), Pagnoux, Sénéca (dont il a édité plusieurs séries de gravures sur bois), Han Psi (le créateur des logos de la maison, on l'a dit), sans oublier Le Bayon dont Yves Prié publie une série de trois carnets de fie les accom­pagnant d'une suite de ses poèmes. Tous ces artistes sont d'une grande proximité intellectuelle et géographique avec Yves. Paol Keinneg rejoindra dans les semaines à venir cet ensemble avec Korriganiques,

    Le catalogue de notre éditeur s'enrichira donc, au fil de l'eau, de livres de poésie illustrés d'une trentaine d'artistes, à tirage limité sur beau papier et grand format pour assurer la dimension d'œuvre d'art à un travail né de la voix d'un écrivain et des techniques utilisées et du mode de travail d'un artiste.

    « C'est aussi le travail avec les artistes qui m'a amené à vouloir imprimer moi-même ; et particulièrement mon goût pour la gravure sur bois. Il y a une longue tradition d'échanges entre les poètes et les artistes, fondée sur l'amitié, la conni­vence. Aujourd'hui, on considère que le livre d'artiste est autre chose, l'artiste s'approprie l'objet-livre et le réalise seul ; il devient œuvre à part entière. Je parle­rai donc de livres avec les artistes. Yves Peyré parle de livre dialogué ; j'aime cette expression, car dans les livres que j'ai réalisés avec les artistes, il s'agit de cela proposer un dialogue entre un artiste et un auteur. Le livre devient un espace particulier où deux personnes — et même trois avec l'éditeur — choisissent de créer un objet unique qui est le témoignage de leur complicité.Tidéal de cet accord se situerait donc vers la limite où nous pourrions nous croire en présence d'une inspiration réciproque. Du moins vou­drions-nous deux créateurs dont chacun n'aurait rencontré l'autre qu'au carrefour de sa propre route. Une telle adhé­sion suppose une puissante nourriture de l'amitié dans les hommes eux-mêmes, pris comme individus." Ces mots de Georges Blin à propos des livres réalisés par René Char et Georges Braque sont dans la ligne de ce que j'ai souhaité faire dans ces livres. Même si parfois, je pense à Corbière et Dostoievski, l'auteur était absent. Il y a des complicités souterraines qu'il faut révéler. François Dilasser, pour les poèmes de Corbière, a fait ses dessins à l'île de Batz sans savoir que c'était l'île-refuge de celui-ci. »

    Le dialogue avec d'autres formes artis­tiques se fera aussi par la musique. La rencontre magnifique avec le composi­teur Anthony Girard aboutira à la réali­sation d'un recueil anthologique, Che­mins couleur du temps, accompagné de deux CD. Pendant plus de quinze ans, Anthony Girard créera diverses composi­tions, de la symphonie avec chœurs aux compositions pour une voix sur des textes d'auteurs du catalogue comme Heather Dohollau, Jean-Paul Hameury, Michel Dugué, Didier Jourdren, Jean de Chau­veron et Yves Prié lui-même. Les parties musicales étant assurées par des solistes, l'Orchestre symphonique de Bretagne, l'Orchestre philarmonique de Radio-France, ou le Chœur de chambre rennais « Vibrations ». En 2019, un autre com­positeur, Valéry Arzoumanov, entrera au catalogue.

     

    La collection « Signatures » et la collec­tion « Proses »

    Le catalogue d'Yves Prié s'élargira ensuite vers d'autres sources que la poésie. La curiosité de notre éditeur et son amour de la littérature en général, au hasard de ses rencontres (avec Louis Guilloux, Yannick Pelletier, Henri Bordillon, Michel Onfray, entre autres) ont permis l'édition ou la réé­dition de textes d'Alfred Jarry, dont Ubu intime, dernier état de la saga des Ubu voulue par Jarry, des lettres de Georges Bataille à Roger Caillois, sans oublier le grand Georges Palante, ouvrant la voie aux textes de Jean Grenier et Louis Guilloux, tous parus dans la collection « Signatures ». Louis Guilloux dont Yves Prié a publié les Cahiers Louis Guilloux, trois cahiers étant parus à ce jour. Un quatrième est en pré­paration autour d'Edmond Lambert, per­sonnage essentiel dans l'évolution des deux jeunes briochins.

    La collection « Proses » vient compléter le catalogue où l'on trouve les essais de Jean-Paul Hameury et de Heather Dohollau. « Assez rapidement m'est apparue la nécessité d'ouvrir le catalogue à d'autres domaines, d'une part pour des raisons commerciales et d'autre part parce que la littérature en général m'intéresse et je voulais qu'un catalogue de poésie parti­cipe d'un catalogue plus large. La chance a voulu que, par l'intermédiaire d'un ami commun, travaillant pour l'édition de Jarry en Pléiade, je rencontre Henri Bordillon et Jean-Pierre Le Bouler qui m'ont donné l'un l'édition d'Ubu intime et l'autre celle des Lettres de Bataille à Caillois. Le projet dans cette collection Signatures a été de publier des textes iné­dits ou oubliés d'auteurs se situant plutôt à la marge des grands courants littéraires. Je suis plus attiré par les individualités que par les groupes. L'image et le sou­venir de Georges Palante, par l'intermé­diaire de Louis Guilloux, s'est imposée assez rapidement grâce à la collaboration de Yannick Pelletier d'abord et ensuite de Michel Onfray. Cette réédition de l'oeuvre de Palante a été une belle aven­ture. Qui se souvenait de lui Tout juste l'assimilait-on au personnage de Cripure dans Le Sang noir de Guilloux. Partant de l'idée de révéler qui il était dans un ensemble d'extraits choisis par Yannick Pelletier, j'ai découvert une pensée qui était toujours d'actualité et qui, sans que ceux-ci l'avouent toujours, a nourri de nombreux auteurs ».

    N'oublions pas quelques échappées, ou chemins de traverse, vers le roman contemporain que lui a proposé l'ami briochin de très longue date Jean-Claude Le Chevère dont la vie de son héroïne Lucienne nous a ému en 1988 et qui vient de publier son sixième récit, Le Notaire de Sourville. Sans parler de ceux que ce discret et talentueux romancier, qui construit une œuvre  régulière et solide depuis trente ans, a publié aussi aux édi­tions rennaises Apogée.

     

    La collection «Territoires »

    La littérature étrangère trouvera également sa place, avec la collection « Territoires », où furent publiés d'étonnants textes, comme cet Almanach poétique japonais, source d'inspiration des haïkus, dans une traduc­tion inédite du brestois Alain Kervern, grand spécialiste de cette forme poétique japonaise. Suivront des extraits de la Gesta Danorurn (« Histoire des Danois»), super­bement illustrés par Nicolas Fedorenko, se trouve le premier récit d' Amlethus, source de l'Hamlet de Shakespeare, et le premier récit de Guillaume Tell sous le nom de Toko, le théâtre de J.M. Synge ou bien encore quelques grands noms du domaine hispanique : Miguel Hernan­dez, Luis Mizon, Jorge Najar, traduits par Albert Bensoussan et Michèle Lefort et les poèmes d'Antonio Otero Seco ainsi que son récit Vie entre parenthèses, traduits lui aussi par Albert Bensoussan, comme le romancier colombien Alvaro Mutis, traduit toujours par Michèle Lefort. Yves Prié a aussi publié des textes en polonais, en ourdou, et au total dans pas moins de onze langues !

    « La collection de littérature étrangère, "Territoires", s'est développée au hasard de rencontres et de découvertes inatten­dues. Je l'ai constituée comme je voyage, sans plan préétabli, seulement sous l'im­pulsion de mes attirances. J'aime cet imprévu qui fait voyager mentalement d'un bout à l'autre du monde ; avec cette seule volonté peut-être de faire découvrir ce qu'Étiemble, à qui je tiens à rendre hommage, appelle les invariants humains dans son ouvrage Ouverture/s/sur un com­paratisme planétaire. La collection s’est ouverte avec la publication de l'almanach poétique japonais. C'est un travail excep­tionnel d’Alain Kervern ; ce document qui recense les mots de saison pour l'écri­ture des haïkus n'avait jamais été traduit en français. Il permet, au-delà de l'écri­ture des haïkus, de comprendre la civili­sation japonaise et remet en perspective la signification de cette écriture. Cette tra­duction a demandé quinze ans de travail à Main Kervern. Une autre traduction a réservé quelques surprises ; la découverte d'un extrait de la Gesta danorum par Jean-Pierre Troadec et Nicolas Fedorenko dans un livre de Georges Dumézil a donné lieu à une première publication, Hadin­gus, ce n'est qu'après que nous avons découvert, grâce à Claude Mettra, que cette geste contenait le premier récit écrit d'Hamlet - la dernière mention en France datait du XIXe siècle ! - et de l'histoire de Guillaume Tell sous le nom de Toko, ce qui a donné lieu à la publication de ces extraits. Cette collection a été l'occasion de belles rencontres, notamment celle d'Alvaro Mutis. Tout ceci grâce à l'intelligence des traducteurs qui ont su me proposer des textes rares et des démarches originales qui ont permis de sortir des sentiers battus ».

    Les collections « Tiré à part » et « Ateliers »

    Ces deux collections complètent l’éventail poétique de cette maison d’édition, avec, en particulier, les textes d’Yves Prié lui- même, publiés auparavant par René Rougerie, comme La Nuit des pierres avec Fran­çois Dilasser, Les Ames errantes avec Nicolas Fedorenko, Frontières avec Guy Prévost ou Passage des amers avec Georges Le Bayon. Ces deux collections sont consacrées aux travaux avec les artistes sous forme de livres «ordinaires». Elles permettent de rendre disponibles les travaux d’artistes sous forme de dessins et de reproductions de gravures et de présenter des essais sur des peintres ou des écrits de peintres, comme ceux de Roland Sénéca.

    À ce jour, Yves Prié nous a donné matière à lire et à voir à travers plus de 300 titres d’ouvrages. Tous ces titres qui sont, de l’aveu même de cet éditeur rare et pré­cieux, l’expression d’une authenticité, d’une «conjonction secrète entre la per­sonne et la forme quelle élabore». Achevons ce bref aperçu de cette belle maison d’édition en citant des mots du poète Yves Prié lui-même, d’une douceur et d’une grâce infinies (mais il en est tant d’autres sous sa plume) :

    « Le poème était le don. Il recherchait la meilleure approche pour atteindre le jour, une phrase contient la nuit et le vent, le feu et l’hiver. L’incision du temps se fai­sait alors moins vive ; l’ombre se collait à la terre pour adoucir les failles. Le noir et le blanc se confondaient dans l’air. Le matin ignorait les prises de la mort – Ce monde est une enfance qu’une rivière anoblit, disait-il - Tendresse que le doux regard des femmes sur toutes choses nais­santes. Le temps s’en allait à contrevent en glissade de neige» (in Un jour sans importance).

     

    Jacques Brélivet In Opala n°57 (mai-juin 2019)