« La concordance des temps »
C’était dans les années soixante. Nous habitions le même quartier. Nous nous retrouvions chaque semaine, au bas de Belleville, dans la vaste arrière-salle enfumée d’un café de la rue du Surmelin – à quelques encablures de la librairie du Gay savoir que tenaient Serge et Marguerite Wellens – pour lire des poèmes. Il y avait là, certains soirs, outre les jeunes poètes encore balbutiants comme Max Alhau ou moi-même, les grands aînés amis de Serge : Jean Rousselot, Jean Dubacq, André Miguel, Marcel Béalu, Jean l’Anselme, Edmond Humeau, Jean Follain… Marguerite avec sa voix chaude de tragédienne lisait aussi bien leurs poèmes que les nôtres lorsqu’elle avait un coup de cœur.
Mais foin de souvenirs personnels, pour ceux qui veulent connaître la vie si riche et intense de Serge Wellens, je leur recommande la lecture de la monographie que lui a consacrée en 2008 François Huglo dans la très belle collection Présence de la poésie que dirige Cécile Odartchenko aux Editions des Vanneaux, ainsi que le numéro spécial n° 125, de mars 2005, de la revue Décharge.
Quant à moi, je voudrais centrer cet hommage sur la poésie de Serge Wellens, et plus singulièrement en revisitant pour le lecteur l’anthologie emblématique de l’auteur qui regroupe quarante années d’écriture du poète et qui s’intitule : "La concordance des temps poèmes 1952-1992" , parue en 1997 aux Editions Folle Avoine et dont je recommande vivement la lecture.
En 1958, Jean Dubacq, Serge Brindeau, André Marissel et Serge Wellens reprennent le flambeau de la revue Iô, fondée en 1951 par André Malartre. La nouvelle revue durera dix ans. Elle y publiera nombre de jeunes poètes débutants. On y retrouvera ce souffle léger et roboratif voisin de celui de l’Ecole de Rochefort, une poésie proche de la nature, sensible à la beauté du monde, en un mot tout ce qui caractérisera l’œuvre de Serge Wellens, une œuvre marquée par la discrétion, l’humilité, traversée de loin en loin par et un humour corrosif ; une œuvre dont on peut mesurer l’ampleur et la ferveur dans "La concordance des temps" .
L’ouvrage s’ouvre par un poème qui figurait dans le premier recueil publié en 1952 par le poète dans la collection des Cahiers de Rochefort et intitulé "J’écris pour te donner de mes nouvelles" et dont la miraculeuse simplicité augurera ce que sera la caractéristique principale de l’œuvre à venir :
"Avec leur tristesse et leur faim
leur tentation et leur fatigue
Ils étaient là pour écouter
la parole du boulanger
C’était le miracle du pain
La multiplication des hommes."
Car chez Serge Wellens, la parole était nue, l’image d’une lisibilité immédiate, l’émotion maîtrisée :
"C’était un jour encore à jeun
du premier cri d’oiseau
du premier pas de l’homme
(…) et ce fut une grande joie
car tout était réconcilié
car tout était à partager
car tu marchais sans le savoir
depuis longtemps
à ma rencontre
C’était un jour qui ne vieillira
pas."
L’inquiétude, qui gît au cœur de l’homme face à la précarité de sa condition, est sans cesse présente et ne peut être exorcisée aux yeux du poète que par l’écriture poétique, qui seule est susceptible de déchiffrer les arcanes de la nature et l’énigme du sacré. Pour Serge Wellens, c’est à l’écoute du quotidien, c’est à travers cet état de veille où il surprend le vol effarouché d’un oiseau, le moindre frémissement d’un brin d’herbe courbé par la brise, la course apeurée d’un lièvre à travers champ, que l’homme périssable accède à l’intemporel, à une sorte de raccourci de l’éternité :
"Ici et non ailleurs
s’écrit notre futur
dans la mémoire des pierres
(…)Précaire éternité
(…) inusable temps où l’écume
se désenchante en poussière.
On conjugue un passé
très proche et très lointain
Au présent imparfait
au futur incertain"
Mais quoi qu’il fasse le poète est toujours incertain de ses fins, de la pérennité de son chant :
"C’est toujours derrière la porte
que le poème a lieu
et l’on ne sait jamais
qui de la porte ou de
celui qui l’interroge
est condamné
(…) Car ton poème n’est
et d’ailleurs nul poème
parole d’évangile
Décousu de ta pesanteur
Il se retourne contre toi
Il t’éconduit."
Et la lucidité du poète reprend toujours ses droits :
"Il n’y a rien à voir ici
tout est réel
à peine un épervier
déchire-t-il
le ciel
qu’un corbeau le recoud"
C’est sans doute dans cette lucidité jamais démentie que gît la grandeur en même temps que l’humilité de ce poète de la ferveur et de l’amitié qui en faisaient un irremplaçable compagnon de route sur les chemins escarpés de la vie, et savait entretenir pour nous la flamme vacillante de la poésie.