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Michel Dugué, "Tous les fils dénoués", 2014
Laurent Albarracin
La géographie de la Bretagne est presque un genre poétique à part entière. Plusieurs écrivains y sacrifient le meilleur d'eux-mêmes (je songe à Marc Le Gros, Jacques Josse, etc.). La poésie de Michel Dugué s'y consacre également en grande partie. Elle est d'abord en effet une attention soutenue au paysage, à ses éléments nus balayés par les vents, à sa lumière cinglée d'oiseaux, aux schistes qui effeuillent le jour, aux arbres qui interrogent la terre. C'est une nature à la fois discrète et rude qui y est décrite, loin de tout pittoresque et de toute sentimentalité. Poésie économe, tant par les moyens qu'elle met en œuvre que dans les effets qu'elle vise, elle opère moins un enchantement qu'une décantation. On peut penser aux scrupules et à la modestie d'un Jaccottet, avec une même méfiance envers les tourbillons de la langue lorsqu'elle s'arrête à ses images. Pour autant, Dugué, qui manie la prose et les vers avec une égale méticulosité, ne craint pas quelquefois de faire glisser son écriture comme un nœud coulant sur le paysage croqué avec une certaine cruauté, aussi respectueuse soit-elle de ce qui est observé :
Le sentier serpente au bord de la falaise. De loin on dirait la corde d'un pendu tant il est étroit, tant le vide qu'il côtoie est sans rémission.
Mais à bien observer la lande, on s'aperçoit qu'il en est le feston. Aucune fête cependant n'est prévue. La guirlande renonce à toute fleur. Nulle feuille ici que le vent pourrait bousculer. D'ailleurs il est trop occupé, bien plus bas, avec l'eau. Peut-être la soulève-t-il dans l'espoir d'accrocher le sentier pour l'entraîner par le fond. La lande suivrait. Le sol se déchirerait, abandonnerait sa peau à la mer.
On voit à quelle vision l'entraîne le glissement de la comparaison sentier / corde / feston / guirlande : non tellement à la fantaisie, plutôt à la mélancolie. Mélancolique, cette poésie l'est parce qu'elle voudrait justement autre chose que la mélancolie : une saisie du monde qui serait « un assentiment au dehors », une simple et franche participation à ce qui est. Si tant est que cela soit possible. Car
De quelle erreur procédons-nous ou
de quel deuil ?
Pour soupirer ainsi
après les premières jonquilles
La poésie énonce ainsi un regret : qu'il faille en passer justement par le regret pour appréhender et approuver le monde. Comme si la mélancolie était à la fois le bon filtre, le prisme valable à travers lequel voir, et la seule cause d'elle-même. Comme si la mélancolie – ou l'élégie, une élégie légère et désencombrée – était la juste mesure quoiqu'elle est encore de trop, la seule mesure consciente, finalement. Mesurer, arpenter, marcher avec les lenteurs de l'âge, autant de tâches qui incombent à une sensibilité soucieuse de ne prélever dans la géographie que le peu, le moindre, dans une nature pourtant violente et soumise à la force de son caractère. Un orage ? « Les pierres ne s'en émeuvent guère. Rincées elles luisent d'un éclat neuf comme après le déferlement des vagues sur elles. Je les observe régurgiter le peu de lumière qu'elles renferment. » Quand les éléments sont en dialogue, la lumière est leur verbe.
C'est aussi une géographie humaine qui s'esquisse ici, traversée d'hommes simples, frustes et taciturnes, mais qui consentent, et qui autant que les choses participent d'un mystère. D'un mystère qui ne s'énonce pas toutefois comme mystère mais comme évidence, c'est-à-dire une présence d'une troublante proximité. Hommes chez qui la quête de lumière n'entame pas leur opacité. Le recueil se clôt alors par une touche plus sombre, l'évocation d'une femme que l'on devine vieille, perdue dans sa résidence collective, aussi absente à celui à qui elle manque qu'absentée à elle-même.
© Laurent Albarracin
sur le site de Pierre Campion À la littérature
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