• « Chemins, couleur du temps » : rencontre de la musique et des mots

     

    par Jacques Brélivet

     

    Les chemins qui se croisent peuvent ouvrir d’autres voies et ravir ceux qui en sont au cœur. « Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores » écrivait Char à Camus quand le premier eut découvert « L’Étranger » que venait de lui prêter un ami résistant du maquis du Céreste. Char ne connaissait pas encore Camus. De cette rencontre essentielle, le poète et le philosophe n’ont jamais rompu le lien de fraternité et d’écriture.

    La rencontre d’Anthony Girard, le compositeur, avec Yves Prié, le poète, est du même ordre, celui de la découverte émerveillée et de « l’admiration et l’amitié » avoue le musicien. « En 1998, mon ami le peintre Éric Brault me fit connaître un recueil d’Yves Prié : ce fut une révélation » écrit Anthony Girard en préface à son livre-disque « Chemins couleur du temps » que viennent de publier les éditions Folle Avoine. « La lecture de quelques-uns de ses poèmes ouvrait en moi un territoire sonore inconnu, cette parole dénudée mais sensible, mystérieusement suggestive, lumineuse et intense, stimula aussitôt un désir d’écrire pour la voix. Je rencontrai le poète, puis l’éditeur… ».

    Anthony Girard rendit visite alors à Yves dans son atelier des éditions Folle Avoine qu’abrite une longère de la campagne de Bédée près de Rennes, là où reposent sur des étagères, en petits blocs duveteux et serrés, au milieu des piles de beaux papiers faits à la main, dans l’odeur d’encre et de plomb, les livres nouvellement et inlassablement imprimés de ces auteurs dont quelques-uns allaient bientôt former « toute la galaxie poétique » du compositeur.

    Le parcours fait des mots de ces « Chemins couleur du temps » nous fait toucher aux rives infiniment délicates et ténues des paysages, visibles et invisibles, d’Yves Prié (« Le miroir incertain», « De quelques lieux » ), d’Heather Dohollau (« Le dit des couleurs », « La venelle des portes », « Le point de rosée »), de Didier Jourdren (« L’espace limpide »), de Michel Dugué (« Les alentours »), de Jean de Chauveron (« Le Don du secret »), de Jean-Paul Hameury (« Exils », « Errances » et « L’obscur »).

    Ces recueils, dont Anthony choisira pour chacun d’entre eux un à plusieurs poèmes, pour l’harmonie, la douceur et la musicalité des mots qui les animent, ne pouvaient pas laisser insensible notre musicien, porté lui-même dans son travail de composition par une fluidité et une transparence toute « debussyste » s’accordant merveilleusement à la phrase poétique de ces « Chemins couleur du temps » et, plus généralement, à l’imaginaire des auteurs qu’Yves Prié a su réunir depuis plus de trente ans au cœur des éditions Folle Avoine.

    « Ce qui détermine mon parcours, et oriente de manière décisive l’évolution de mon écriture, relève de l’influence de poètes, ou de maîtres spirituels » avoue aussi Anthony Girard qui ne se limite pas au projet de réunir tel quel un florilège de textes répondant à sa sensibilité de lecteur et de musicien. Il en justifie le choix par des explications liminaires, légères mais riches et lumineuses, présentant chaque poème de tous ces recueils choisis avec la pertinence et le bonheur d’écriture d’un compositeur, poète lui-même.

    Ainsi « Symphonie » d’Yves Prié, dont l’orchestration en 2013 lui donna une dimension nouvelle […]. On y retrouve le goût du compositeur pour les accords de couleur, de luminosité, de transparence et la recherche éperdue d’une arabesque en quête d’émotion, portée par le désir d’interroger le mystère ». 

    Ainsi « Le rêve est notre espoir » du même Yves Prié, où « l’émotion surgit de l’attention aux plus secrètes vibrations de la nature ».

    Ainsi « Présences invisibles» de Jean de Chauveron, « dont le poème semble naître dans un murmure pour aussitôt se déployer dans un espace tout à la fois surnaturel et familier. Il évoque des présences invisibles détenant quelques mystérieuse sagesse.[…] Le piano propose un flux continu qui procède par vagues successives et parcourt des couleurs modales opposées, juxtaposées en jouant avec les ombres et la clarté ».

    Ainsi « Chemins couleur du temps », d’Heather Dohollau, poème du « Dit des couleurs », qui a donné son nom à l’ensemble, texte bilingue de cette poétesse galloise qui vécut une grande part de sa vie en Bretagne et dont Anthony parle avec justesse et tendresse : « Tantôt juxtaposées, tantôt superposées, les deux versions des poèmes servent de trame à cette cantate où le double chœur, voix françaises d’une part, voix anglaises de l’autre, est invité à dialoguer. La musique tente d’exprimer cet interstice subtil où se trouve engagée l’âme, touchée par cette poésie immatérielle qui joue avec le temps : temps de l’instant immobile, temps de l’éternité toujours présente, temps de la mémoire des lieux oubliés, des lieux où ne nous sommes pas allés. Cette douceur contemplative n’exclut pas les moments d’élan et de vigueur. Les chemins couleur du temps  nous conduisent alors au-delà des limites, avec l’énergie de la joie […].

    Anthony Girard a choisi deux autres poèmes d’Heather Dohollau, « Tout un monde ardent" , où « il n’y a plus de limites entre le visible et l’invisible, entre la douleur et la joie », enfin « Pour l’oiseau », texte lui aussi important où Anthony Girard « a trouvé en Heather Dohollau une sorte d’idéal poétique : une langue discrète et légère, quasi immatérielle, où la musique peut déployer sa magie propre pour mieux nous révéler la présence de l’ange de la porte du jardin : une invitation à la simplicité, à la transparence ».

    Le texte de Didier Jourdren, « Le Chemin », n’est pas chanté, c’est la voix vibrante et touchante du comédien Serge Feuillet qui en porte la musique : « Le Chemin est sans doute la métaphore d’une quête poétique, presque mystique, et qui rejoint celle du compositeur à l’écoute du plus proche et de l’horizon » nous dit Anthony Girard.. 

    Michel Dugué, avec « Éclaircie », poème de la lumière, de la légèreté et de la grâce, est en totale communion avec la musique que nous donne habituellement à entendre Anthony Girard : « Toutes les images du poème sont suggestives et sollicitent une écriture fluide et aérienne de la flûte […]. Cette poésie est de celles qui révèlent. Là où les mots ont choisi le chemin du dénuement, de la fragilité, il est possible de laisser sourdre par d’infimes dissonances, par une incantation intime et sensible proche de la prière, une secrète intensité ».

    Cette anthologie personnelle fait également une place importante aux textes de Jean-Paul Hameury : d’abord «  Orphée », où « le hautbois énonce en valeurs longues, espacées de silences, une sorte de plainte immémoriale », ensuite « Une voix si lointaine », enfin « Les âmes perdues »   qui clôt l’ensemble, texte sombre dont Anthony Girard souligne « la dimension tragique de son univers poétique. L’humanité y est présentée comme une cohorte aveugle, allant à tâtons dans la pénombre […]. Le poème ouvre des perspectives mais sans aucune certitude sinon celle de s’aventurer pour dire ce que sont les périls et détresse » […]. Anthony Girard y explique sa manière de traduire les différentes séquences du texte par une orchestration répondant à « la tonalité crépusculaire du poème » […]. L’œuvre se termine de manière abrupte et coïncide alors avec le dernier vers : l’inespoir est le seul chemin qui nous reste ».

    L’ensemble « Chemins couleur du temps » rassemble textes et musiques, qu’Anthony Girard a choisis et composés dans cette couleur mélodique héritée de Debussy, Fauré, Ravel, ces musiciens français par qui a jailli « la grâce de la temporalité enchantée » disait Vladimir Jankélévitch.

    Anthony Girard a réuni dans ce livre-disque une pléiade magnifique d’ensembles orchestraux et d’interprètes vocaux et instrumentistes : l’Orchestre philharmonique de Radio-France, l’Orchestre symphonique de Bretagne, la Maîtrise de Bretagne, le chœur de chambre rennais « Vibrations », sans oublier l’émouvante voix du comédien Serge Feuillet. Ils ont tous été les acteurs d’un enregistrement d’exceptionnelle qualité.

    La couverture a été illustrée par le pinceau d’Éric Brault dont le chromatisme, la transparence et la fluidité sont à l’unisson des textes et mélodies.

     

     Jacques Brélivet

     


    Tags Tags : , ,