• Ce que voit le poète Michel Dugué

    Jean-Claude Leroy

      

    VeillePlus qu’avec les yeux le regard méditatif sait introduire et habiter ce que dessine le paysage, la fenêtre d’horizon qui met à portée de soi un pan d’univers ne se referme qu’après la nuit tombée, qu’après le passage des mots venus calmer une si lente contemplation. C’est le talent abouti du poète que de rendre si concrète la pure abstraction d’une idée de ce « silence retenu » ou d’une « attestation d’infini » quand l’insistance d’une attention porte à s’imaginer au « commencement du monde ». Rien de volontaire là-dedans, pure immersion dans l’intimité finalement accueillante des choses, jusqu’à soi-même disparaître ou presque, sauf le corps qui parfois s’étonne d’être là et d’avoir mal.

    En Bretagne au moins autant qu’ailleurs, les éléments du décor sont la vie-même, il n’y a plus qu’à se fondre avec eux, et à leur attribuer les mêmes sentiments ou attributs ; sans eux que serions-nous donc ? Ainsi « la falaise contemple les flots / avec l’aplomb de qui n’a pas connu la peur. »


    Lumière impassible
    (elle ne trébuche pas)
    Chaque chose travaille
    à son éternité

    Le silence ou son double
    celui qu’on entend, par exemple, dans
    un feu de feuilles sèches
    s’invite à l’intérieur de soi.

    Quatre parties :
    « Ici », le lieu où chacun se trouve, en l’occurrence une presqu’île du nord de la Bretagne.
    « Voici », le tableau, le paysage. Ou encore : « Voici les mots incertains /posés sur les heures // C’est éprouver le temps / en mesurer les éclats. »
    « Il y a », le constat d’être avec les éléments. « Croire que tout rôde autour de soi / quand le paysage remue et que nous échouons / à en rameuter les parcelles. »
    « Cela, hier ». Enfin la fenêtre déjà refermée, même si l’on voit toujours à travers elle, car le poète se tient dans son faux abri, est-ce la feuille où il va noter les bribes qui font le poème, dont l’incomplétude souligne la portée, d’une vie qui s’écoule, même sans bruit ?


    Voici que l’eau occupe
    l’espace entier, ne dit
    rien d’autre qu’elle-même
    avance en rangs serrés
    laissant l’eau après elle.

    Je devine un enfant qui joue
    la silhouette dans les arbres –
    l’imagine parmi les rires
    me demande si c’est le jour qui tombe ou
    la lumière qui s’embrase.

    On devine que l’homme Dugué est enfoui dans le poète, c’est de là qu’il a décidé de ne plus intervenir, et ce qui ne veut être une résignation n’a pas d’autre choix que de s’accorder. Alors il se met en ordre comme au diapason de l’ordre immuable des choses, même si le chaos guette. En l’occurrence, c’est d’abord un ordre naturel, qui opère sans les hommes, aussi bien balancement de la mer que « paysage incendié ». « Les eaux, l’air, les terres », il s’agit surtout que « leur voix demeure ! » Le marcheur tranquille du sentier de douane procède par touches délicates, sans frapper du doigt, juste se mêlant au mouvement, même imperceptible, des éléments et des formes. Son écriture se veut à peine soulignement, comme réservée aux yeux pointilleux. Sa voix douce, comme pour seulement des oreilles fines. Ou pour des cœurs résolument simples.

    Mais quel est votre nom ?
    Je ne m’en souviens plus
    perdu lui aussi dans le chaos
    où les flux se mêlent
    aux granits et aux schistes.

    Il y avait des couleurs
    non celles d’un mauvais peintre
    mais celles de vos joues
    de l’ample vêtement que vous portiez
    que le vent brassait comme
    il brasse les feuillages

     

    Quelque chose de si élémentaire
    que je me perds à le dire.

    Sur le blog Outre L'écran [Mediapart] décembre 2021 ⇒


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