• à propos de « Postier posté » (Jacques Josse)

    Albert Bensoussan                                                                                                                                                           

    Dans Postier posté, aux éditions Folle Avoine, Jacques Josse relate son travail de nuit au tri postal, à Trappes, et ses intermèdes poétiques, illustrés par des pastels à l’huile de Georges Le Bayon.

    à propos de « Postier posté » (Jacques Josse)Dans son dernier ouvrage, Jacques Josse, l’homme de Liscorno et armoricain dans l’âme, se transporte dans la pire banlieue parisienne, qui se referme sur lui comme une trappe. Justement c’est à Trappes que ce jeune homme qui entre dans la Poste – ce qu’on appelait alors les P.T.T. – se retrouve pris au piège du travail posté. Pour un temps, heureusement pas trop long, il sera soumis au travail forcé et surveillé, esclave de ces Temps Modernes qu’a illustrés si justement Charles Chaplin dans son film où l’homme, penché sur la chaîne, est constamment surveillé, guetté, traqué par le surveillant-flic et ne peut interrompre le fil et le rythme de l’écoulement du temps. Il a alors la révélation de son travail « postier posté », mais sa force d’âme est si grande qu’il glisse entre les deux termes celui de « poète », un mot et une activité qui sont son oxygène, bien nécessaire parmi ces miasmes. Voilà donc notre postier triant les lettres selon l’ordre et le code postal assignés, et ce pendant les dix heures de postage, de vingt heures à six heures du matin, entrecoupées de pauses que ce jeune homme de lettres met à profit pour lire : ici Franck Venaille, grande voix du Nord, là le génial Bukowski, « ancien postier qui carbure à la bière ». Et pendant des mois, le travailleur de nuit qui ne retrouve le jour que pour s’enfouir en sommeil ne verra pas le ciel bleu, et se répétera le vers de Venaille : « Dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu ».

    Dans le brouillard d’une vie grignotée par le tri postal, l’écrivain se découvre dans ce cruel reflet d’une glace, la vitre sale du train de banlieue qui l’expédie au travail : « Voilà que je me retrouve, un soir d’hiver, vanné, à l’étroit, pris dans un inquiétant face à face, debout devant une vitre sale et ruisselante qui me renvoie l’image d’un type hagard, un rien lunaire, au teint livide accentué par une barbe de trois jours ».

    Certes, ce n’est pas le portrait d’un condamné, mais d’un homme qui entre dans le monde du travail, de son plein gré, et qui découvre que l’étymologie n’a pas menti en soulignant dans cette activité le caractère de torture, le fameux tripalium par quoi les Latins enserraient la main du condamné dans ces trois cordes et ces trois pals que l’on serrait jusqu’à la limite du mal. Un tourment que Josse décrit avec une économie de moyens qui n’en souligne que mieux le caractère aliénant.

    « Boulot usant, éreintant. Travail posté dans d’invisibles boutiques. La mécanique est bien huilée. Gestes simples et répétés. On trie cinq cents lettres au quart d’heure. C’est le minimum requis. Pas besoin d’aligner plus. Des chefs, circulant mains dans le dos, tenant un chronomètre entre celles-ci, nous surveillent en enchaînant les séries de cent pas entre les allées. »

    Quand ce ne sont pas les lettres, il y a toutes ces liasses de journaux à trier : « Des centaines de bottes de Parisien libéré, nous passent ainsi sous les yeux. On les attrape avec rage. On les jette sans ménagement dans la gueule ouverte des sacs en toile de jute qu’il nous faut ensuite fermer et balancer sur les chariots avant de tracter le tout jusqu’au quai départ où des bouffées d’air froid, mêlées aux fumées grises des gaz d’échappement, achèvent de nous encombrer les bronches ».

    S’il est une attitude constante du poète, elle est tout entière dans le mot « posté », qui correspond au temps de vie et de labeur, qui est aussi, forcément, temps de contemplation. Non pas pour s’émerveiller de cette nature bruissante et chantante qui a nourri tant de pages de la poésie, simplement pour voir, entendre et enregistrer ce mouvement, à bien des égards absurde, de l’agitation humaine. Au mot « posté », répond toujours chez lui le mot « débarqué », que l’on retrouve ici, tout comme il avait donné son titre à l’un des meilleurs récits de l’auteur consacré au caboulot des marins en terre berçant leurs horizons enfuis (Débarqué, éditions La Contre Allée, 2018). Comme écrivait Camus, « il faut un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre ». Josse a vécu et nous passe ici le témoin. Avec lui, nous entrons dans la vie, la réalité qui est toujours problématique et rude, car il appartient au monde du travail et de la peine. Disciple de cet autre grand Briochin que fut Louis Guilloux, il donne libre cours au Sang Noir du monde du travail. Mais sans jamais tomber dans le misérabilisme qui reste l’apanage du nanti complaisant qui montre du doigt les horreurs du struggle for life. Josse sait nous montrer, avec retenue et la pudeur des gens de cœur, l’irruption du malheur dans la grille laborieuse, évoquant ces « jeunes postiers déracinés qui craquèrent à tour de rôle ».

    Par chance, cet épisode bien réel de la vie du postier Jacques Josse connaît une fin heureuse : sa mutation en Bretagne, son pays, qui, en pareil contexte, ne peut apparaître que comme un paradis. On lira ce petit livre, extrêmement dense, d’une inspiration fiévreuse, avec une grande émotion, à laquelle s’ajoute, par un jeu éditorial astucieux (grâces soient rendues au valeureux éditeur Yves Prié), l’introduction furtive d’une authentique lettre, adressée à l’auteur par son vieil ami et complice Jules Mougin, répondant à la propre lettre de Josse « aux odeurs de poésie », et clamant entre les lignes : « Vive la Poste ! ». Bien sûr, les temps ont passé, et la machine prodigieusement trieuse a remplacé les bras usés des hommes, et il y a un rien de mélancolie dans ce constat d’un monde qui, partout, fait reculer l’humain. Mais ici, comme dans sa quarantaine de récits précédents, Jacques Josse, comme dit si simplement son correspondant, « frappe à ma porte et à mon cœur ».

    Postier posté de Jacques Josse. Pastels à l’huile de Georges Le Bayon. Précédé d’une « Lettre de Jules Mougin ». Éditions Folle Avoine. 40 pages. Parution : 20 octobre 2023. 15€.

    A. Bensoussan, octobre 2023, sur Unidivers ⇒


    Tags Tags : ,