• Portrait de Michel Dugué

    par Jacques Josse

     

    La vitre et un morceau de trottoir... Je rejoins la Place du Parlement en laissant la rue Victor Hugo derrière moi. Il me suffit d’effectuer encore une dizaine de pas en direction du bar “Saint Just” pour l’apercevoir, lui, fidèle à son poste, assis à la table du fond… Il a déplié un journal. Automne/Hiver, il a toujours son écharpe rouge. De temps à autre il porte un verre de Old Lager à ses lèvres. En profite, tant qu’à lever la tête, pour regarder par-dessus ses lunettes, ce qui se passe alentour. C’est souvent au cours d’un de ses repérages furtifs qu’il me remarque. D’assez loin, de l’extérieur sans doute. Il replonge un instant en lecture. Attend que j’arrive à sa hauteur. Me tend la main et tout à coup repique, tourne deux pages, commente à peine (à quoi bon ?) les dégâts des hommes de pouvoir, hausse négligemment les épaules et finit par plier, froisser le canard local qu’il va déposer sur le zinc, d'entre les becs argentés délivreurs de blonde et des cliquetis de la caisse enregistreuse...

    Pas envie de trop parler du poète. Le passeur d’ombres, celui qui préfère les rencontres amicales et houblonneuses aux pets métaphoriques des conférenciers pour salles mortes n’apprécierait guère. De toute façon d’autres n’y manqueront pas. Souligneront - c’est simple, mais c’est là, d’emblée, que la porte s’entrouvre - l’extrême rigueur des titres : “Une escorte très nue”, “Le Salut à l’hôte”“Le Paysage”… Ensuite, faut littéralement se frotter à la pierre, offrir ses pores à la colère des eaux, se dénuder de tous les oripeaux de petite mode pour entrer dans l’œuvre de Michel Dugué. Tout cela, d’autres un jour l’écriront, analyses et réflexions à l’appui. J’espère simplement qu'ils n’abuseront pas du sécateur. L’auteur, c’est vrai, l’utilise mais en orfèvre, avec précision et parcimonie.Après avoir remis le journal à sa place, il se rassoit, me demande si tout va bien. Les nouvelles du coin… On les partage, on buvote, on échange… Il scrute la faune familière du bar. Détecte, mine de rien, la gaieté d'untel, la détresse d’un autre. Très attentif aux faits et gestes de ceux qui l’entourent, il aime manier, partant d’un détail, l’anecdote pour pénétrer dans le domaine du dialogue. C’est d’ailleurs ainsi que certaines pages peuvent, parfois, bénéficier d’un éclairage nouveau. Il y a d’un côté le versant écrit et de l’autre le champ de la parole. Les mots transitent entre ces deux pôles, vont du mur au vent, de l’encre à la salive, de l’imaginaire à l’air libre, reposant - on le sait - sur une chape de vécu.On boit deux ou trois, quelquefois quatre tournées d’affilée en lorgnant de loin en loin en direction des tabourets de comptoir. Là, Riton, clope au bec, et visiblement en bout de course, sourit en pleine béatitude à la rangée de verres vides qui lui font face. On fixe ensuite nos yeux de buveurs-voyeurs sur la lente dérive de Monsieur Raymond qui arbore les mêmes vêtements - veste bleue et pantalon moutarde monté sur godillots en peau de crocodile - depuis plusieurs mois maintenant. Puis c’est au tour du docteur. Vin rouge et sandwich pris directement sur le zinc sans décoincer le moindre mot, mais en pinçant les lèvres, mais en gardant un air grave... Le lunetier, plus grand, plus maigre, plus affûté que tous virevolte de gauche à droite, en sirotant ses demis avec une rapidité d’écluseur au palmarès déjà bien garni. A son actif : bonhomie, cirrhose, couperose et cordialité du maître-pression.— “Quand je changerai de lunettes, j’irai chez lui.” Après quoi Dugué se lève, ramasse sa pipe, ses papiers, s’enroule dans un long manteau sombre, évite le chien qui dort au pied de la table et sort au moment même où le patron (c’est lui qui tourne le bouton, lui donne des nouvelles, lui qui informe la clientèle) monte le volume de la radio pour savoir ce qu’il veut faire entendre : le score du match de foot après une demi-heure de jeu route de Lorient ou le nombre provisoire de morts - il hoche la tête, prend certains consommateurs à témoin - de la toute récente catastrophe terrestre, aérienne, maritime ou ferroviaire… qui entame à peine le samedi douillet des naufrageurs en retard d’un verre, au “Saint Just” (ô le “glacial assassin”, G. Lely : Vie du Marquis de Sade) vers 20 heures du soir.

     Jacques Josse in RegArt  n°19 (juin 1993)


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